Histoire d’un poilu de Plogonnec qui fit la guerre des Balkans.
Louis JUGEAU
Plogonnec compte officiellement cent soixante-sept « Morts pour la France » du fait de la première guerre mondiale.
En soit, ce chiffre est important pour une commune atteignant tout juste trois mille habitants au début du conflit. A cela il faut rajouter les personnes blessées ou intoxiquées durant les combats qui décédèrent rapidement après la fin de la guerre. Dans le cas de Plogonnec, l’on approcherait facilement le chiffre de deux cent personnes décédées du fait de cette guerre, soit presque 7% de la population totale.
A côté de tous ces morts, le lot militaire des plogonnistes fut celui de tous les Bretons, bien souvent exposés plus largement que d’autres régiments issus d’autres régions. Il y eut aussi des parcours atypiques et assez exceptionnels comme celui de Louis JUGEAU.
Louis Marie Joseph JUGEAU est né le 07 mars 1894, à Trévourda, dans la commune de Guengat. Il décède le 12 mars 1970 à Plogonnec, chez lui, en face de la route de la ferme de Kerustans. Il est issu d’un milieu assez modeste et dans la société traditionnelle bretonne du début du XXème siècle, son avenir se dessine comme ouvrier agricole et palefrenier. La première guerre mondiale viendra modifier ce parcours.
Au début de sa période militaire Louis JUGEAU est affecté dans la Marne. Comme tout combattant il y connaît la vie des tranchées, tempérée du fait qu’il s’occupe des chevaux.
Un jour vient la nouvelle : le front sud a besoin de palefreniers !
L’horizon marnois de Louis lui pèse. Quant au front sud, pour notre petit glazik cela signifie tout juste quelques kilomètres en arrière ! Sitôt entendu, sitôt fait. Notre palefrenier se porte volontaire … Entre temps le front sud se précise géographiquement : il s’agit des Balkans, zone totalement inconnue et inimaginable pour notre Louis ! On lui indique qu’il doit rallier le port de Marseille, sans doute quelque chose du style de Douarnenez, mais en un peu plus grand !
Arrivé à destination, c’est l’horreur ! Il faut embarquer sur un bâtiment, avec le risque de couler ! Louis n’est pas vraiment familier avec l’élément liquide, ni pour se laver, ni pour le mettre dans son verre. Il fera donc tout le trajet en ayant soin de garder sous son oreiller son pistolet chargé, prêt à se tirer une balle dans la tête en cas de noyade par submersion.
Destination, les bouches du Kotor dans la principauté du Monténégro.
A cette époque une grande partie se joue dans ce secteur entre les Alliés et les Serbes contre les Turcs et les Autrichiens. C’est la campagne de Serbie qui se déroule d’octobre à décembre 1915, puis c’est le front d’Orient. Louis est constamment en mouvement. Il fait une grande tournée au sein des Balkans : le Monténégro, le sandjak de Novi-Passar, le Kosovo, la Serbie, la Macédoine, la Thessalonique, la Thrace du sud, la Roumélie orientale, la Bulgarie, la Valachie et la Basse Moldavie, la Bessarabie, la Kherson, la Tauride. (C.F. « Capitaine CONAN » de Roger Vercel, Editions Albin Michel, 1934).
Dans toutes ces pérégrinations Louis JUGEAU s’occupe des chevaux. Le petit « paotr- saout » de Plogonnec se trouve ainsi constamment proche de la ligne de front.
La guerre mondiale s’achève officiellement le 11 novembre 1918, mais pas pour Louis JUGEAU.
En Ukraine, la guerre se poursuit pour les troupes françaises qui restent soutenir le général DENIKINE en 1919, puis le général WRANGEL en 1920. Mais en septembre 1920 le front du sud se disloque devant la poussée des bolcheviques. Louis JUGEAU se retrouve ainsi égaré, à pied, dans un repli anarchique des troupes françaises sur la plaine des Zaporogues. A ses trousses, montés sur des tarpans les petits cavaliers mongols Kalmouks s’amusent à couper les têtes des français avec leurs sabres courbés.
Dans cet univers dantesque, Louis JUGEAU rencontre fortuitement un compatriote qu’il a entendu jurer en breton. C’est un dénommé GUILLOU de Kerfeunteun ! Celui-ci lui explique que la rivière Dniestr n’est plus très loin. Elle sert de frontière entre la Kherson et la Bessarabie qui reste sous le contrôle de la Roumanie. De cet autre côté ils seront en sécurité.
En continuant leur marche forcée nos deux Glaziks pourront peut-être atteindre la frontière à temps. Mais la fatigue, la faim et le manque de sommeil ont raison de Louis JUGEAU. Avisant une meule de foin dans la plaine, il s’y arrête pour faire un petit somme, malgré la mise en garde de son collègue. Le petit somme dure jusqu’au soir et lorsqu’il se réveille, Louis JUGEAU découvre que la meule est entourée par un petit détachement de Kalmouks ! Et chose plus gênante, ces derniers viennent se servir en foin régulièrement. Louis reste planqué dans sa cachette toute la nuit. Au petit matin, les Kalmouks s’en vont et remontent vers l’est car le froid arrive. Pour Louis JUGEAU il est urgent de foncer plein ouest pour atteindre le Dniestr. Il y arrive en début de soirée. Mais au cours de la journée le temps s’est grandement refroidi, ce qui peut expliquer le repli des Kalmouks.
Au gué du Dniestr c’est une pleine pagaille la traversée. Fidèle à sa phobie de l’eau, Louis JUGEAU parvient astucieusement à traverser le fleuve à l’eau glaciale. Mais à peine a-t-il mis pied sur la rive roumaine, il se fait un grand tumulte.
Près de lui, au milieu du fleuve, un cavalier chamarré qui supervise les manœuvres de passage vient de tomber de son cheval. La panique et l’eau quasi glacée mènent celui-ci vers une noyade certaine et personne ne réagit. A cet instant, et sans savoir pourquoi, Louis JUGEAU, surmontant son aversion pour l’eau, se jette dans le fleuve, et tout en pataugeant, il attrape le cavalier et le ramène vers la berge. Immédiatement il se voit entouré par un groupe d’officiers de diverses nations qui porte secours au demi-noyé. Dans ce groupe un officier français se fait connaître et prend immédiatement en charge Louis JUGEAU.
Le lendemain soir Louis JUGEAU est convoqué au quartier général. Plein d’appréhension, Louis se voit déjà devant le conseil de guerre du fait de son repli retardé depuis l’Ukraine. A l’heure convenue il est transporté à la tente du commandement. Là, il est reçu par tout un ensemble de militaires de hauts grades richement chamarrés qui s’adressent à lui dans une langue qu’il ne comprend pas. Puis apparaît le demi-noyé de la veille, lui aussi en grande tenue, qui lui dit quelques mots de remerciement et lui remet une belle médaille ! A cet instant, l’officier français rencontré la veille lui explique que la personne qu’il a sauvée de la noyade n’est autre que le prince Nicolas de HOHENZOLLERN-SIGMARINGEN, deuxième fils du roi FERDINAND Ier de Roumanie.
Pour son acte exceptionnel il reçoit en plus une médaille française. Ainsi prend fin en beauté et bravoure la carrière du soldat palefrenier Louis JUGEAU.
André BOZEC
Remarques :
1°) J’ai rencontré personnellement Louis JUGEAU à plusieurs reprises, lorsqu’il venait bêcher le jardin chez mes parents. A cette époque où les retraites agricoles venaient à peine de se mettre en place, ces travaux de jardinage lui faisaient un complément de revenus. Je crois pouvoir dire qu’il était un familier de notre famille. Il aimait bien relater son parcours militaire surtout devant un bout de bara-segal avec du kig-sall (le vieux pain noir d’antan qui n’a plus rien à voir avec ce que l’on trouve aujourd’hui).
2°) Je n’ai que très vaguement vu ses médailles et un diplôme qu’il affichait dans sa cuisine. Du personnage, il en ressort une brave réalité, objective, qui n’avait hélas que peu d’impact auprès de l’auditoire de base car une telle trajectoire dépassait les capacités d’analyse et de compréhension de l’auditeur local. De ce fait, Louis JUGEAU est bien souvent apparu pour ses contemporains comme un affabulateur bien sympathique, alors qu’en réalité il s’est contenté de se faire le témoin oral et vécu d’une aventure extraordinaire.
3°) Un autre Plogonniste, Guengatais de souche, Hervé PETITBON (famille BACUS) connaîtra aussi un parcours atypique en Syrie. Il sera assiégé par les Turcs dans sa garnison située dans les montagnes du Liban. Les vivres manquant, il y mangera du rat, son ceinturon et ses chaussures ! Il assistera plus tard à l’entrée triomphale de Lawrence d’Arabie le 01/10/1918 dans Damas. Il nous a compté gentiment tout cela au grand air au bout du chemin de Kergaradec depuis la route du Juc’h où il aimait aller se poser sur les troncs d’arbres versés par le remembrement, alors que nous allions faire des cabanes dans les talus des environs. Lui aussi subira les railleries d’un entourage peu ouvert intellectuellement à cette histoire.