Souvenirs de ma tranchée (hiver 1914-1915)


Aquarelles et texte de GÉO Michel
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Vous faites-vous bien une idée de la guerre d’aujourd’hui.
De cette continuelle et incessante bataille immensément étendue, où pas un instant ne s’écoule sans sifflement de balles ou d’obus, où le soldat reçoit et envoie des projectiles sans savoir ni d’où ils viennent, ni exactement où il les envoie !
Ne rien voir, vivre et agir dans la nuit !
Telle est la guerre d’aujourd’hui, où la patience est plus précieuse que l’élan, l’immobilité plus fréquente que l’action, — où il faut se dissimuler au lieu de se montrer, se serrer au lieu d’avancer, revêtir des uniformes invisibles en place des superbes qui en imposaient ! Rester dans l’inaction, dans la boue, dans le noir !
A part quelques attaques violentes, mais espacées, que l’on a très bien décrites, imaginez-vous un peu la vie, depuis septembre dernier, de celui dont on disait « simplement » : il est dans les tranchées…
Maintenant que le soleil a desséché ces tranchées, qu’elles commencent à être abandonnées dans la marche en avant, reportons-nous, si vous le voulez, à décembre ou janvier et dans le Nord de la France. Partons avec nos soldats aux premières lignes, par ces boyaux parcourus des milliers de fois en cheminements nocturnes, dans le décor dont mes aquarelles vous donneront l’image.Exécutées pendant mes premières journées d’hôpital, dans la période agitée où l’éclatement des obus et le sifflement des balles grondent encore continuellement à l’oreille du blessé, quand mes yeux, aux prunelles dilatées d’avoir trop longtemps cherché à percer l’obscurité, étaient encore exclusivement pleins des visions du champ de bataille, elles ont la sincérité des choses, non pas seulement vues, mais vécues.
Partons donc avec une compagnie dont c’est le tour… Allons aux tranchées !
Après une période de repos plus ou moins longue, coupée parfois par une alerte ou une marche en avant, après avoir occupé une position de réserve, la compagnie est réveillée brusquement au milieu de la nuit.
Quelques coups frappés violemment, l’homme de liaison lance vivement à travers la grange, la cave, le local abandonné où, sur un lit de paille usagée, dorment les hommes : << ordre de départ dans une heure. >> Bâillements, étirements, jurons, lazzis. Tout le monde bientôt debout rajuste en hâte l’équipement épars dans la paille ; les souliers rattachés ; les couvertures roulées, le sac bouclé, la section se forme dans la cour étroite et boueuse. Les voix diverses ayant répondu « présent >> à l’appel du chef , après une attente somnolente le départ est bientôt donné. Le village endormi quitté, c’est sur la grand’route le croisement de files interminables de voitures, de caissons, de cavaliers, de troupes.
Quelques kilomètres franchis en silence. Rencontre d’une compagnie qui « en revient >>. Les hommes sont blancs, véritables mottes de terre ambulantes qui se meuvent dans l’obscurité ! Croisements d’interpellations : << Quel régiment ? Avance-t-on ? Ça barde là-bas ! Y a d’la flotte !
Bonne chance.Le grondement du canon, de lointain se fait proche ; nos pièces déchirent l’air à proximité.
Bientôt la grand’route est quittée pour le petit chemin qui conduit à notre secteur , la formation par quatre est abandonnée pour la formation par deux, puis par un.Bzzzz……Bim.. …Baoum…., un obus frôle la route en longue traînée rouge, rebondit et éclate derrière nous… Chacun, instinctivement, tâte son paquet de pansement…
La nuit est obscure, les hommes se tiennent par le pan de la capote, aussitôt le chemin quitté un instant.
Long arrêt dans la campagne, tout le monde couché.
Bzz… Bzz….. Bzz… Des balles perdues passent au-dessus des têtes ; la colonne se remet en route, mais il faut secouer quelques dormeurs. Un cri de douleur devant nous, agitation, rassemblement : un blessé ; on le porte derrière une meule. Un ordre, porté de bouche en bouche : « Faites passer… un blessé…le médecin ! »En arrivant devant le rassemblement, interrogations << Qui est-ce ?… Estce grave ? »
Arrêts brusques, départs en courant, piétinements sur place, puis pas de gymnastique, heurts, àcoups continuels, ralentissement devant chaque obstacle, et il y en a : trous d’obus pleins d’eau, buissons, fondrières ! Chutes, courses pour rattraper la colonne.
Encore un arrêt ! La lune apparaissant, dégagée de nuages, éclaire tout à coup la longue file indienne qui déambule dans les prés. Ses rayons se réfléchissent dans l’eau boueuse du ruisseau qu’il faut traverser. De l’eau jusqu’à mi-cuisse, enfonçant dans la vase piétinée, c’est seulement avec l’aide du voisin qu’on parvient à se hisser sur la berge gluante de l’autre rive. A partir de cetinstant, tous sont trempés, pour tout le temps que durera le séjour aux tranchées.



Le chemin de la tranchée : le gué du ruisseau.

Quittant le chemin repéré par l’artillerie ennemie, c’est en se défilant derrière les crêtes que l’on continue d’avancer jusqu’au bois où le sifflement des balles devient plus intense.
Nouveaux et fréquents arrêts. A nos pieds bientôt les fossés, des trous d’où émergent vaguement des êtres bizarres qui ont dû avoir des uniformes, mais ne sont plus que des spectres de terre.
Dans un de ces trous, l’homme que vous suivez vient de disparaître : vous y tombez plutôt que vous y descendez à votre tour.
Oh ! Le froid de l’eau qui pénètre dans les chaussures, s’infiltre dans la laine malgré la graisse et les bandages !
Flic ! Flache ! Floche ! c’est le long cheminement interminable le long des parois visqueuses dans le clapotement de l’eau.
La lune tour à tour éclaire le spectacle ou se couche derrière les nuages. L’obscurité est alors si profonde sous bois qu’on se heurte la figure aux parois qu’on ne voit pas, dans les coudes du boyau qui s’élargit, s’approfondit. Nous entrons dans d’anciens boyaux creusés par les Allemands, qui servent pour certaines sections de tranchées de réserve ; nous enjambons des malheureux qui, les uns dormant les autres grelottant depuis deux jours, « marinent dans la flotte ».



Nouvel arrêt. Le chef de section est appelé près du commandant de compagnie. Muni du “topo “, des ordres et des renseignements, le chef de section revient. On repart.
Creusé dans la paroi, assez haut pour être hors de l’eau, son poste, recouvert de rondins et de terre pour être à l’abri des éclats d’obus, protégé du vent par une toile de tente, apparaît comme un palais aux hommes.

Dans le fond d’un boyau est logé le médecin auxiliaire ; là il se borne à faire ou refaire des pansements exécutés avec le paquet de pansement individuel et à diriger les blessés, par les brancardiers, sur l’arrière.
En passant devant le poste du chef de bataillon où l’on va installer le téléphone, jetons un rapide coup d’œil par l’ouverture étroite de la luxueuse portière faite d’une vieille couverture. Cette cagna, un peu plus grande, avec son créneau donnant vue sur les lignes, est divisée en deux par un mur de terre. D’un côté la table commune où l’ordonnance prépare le modeste dîner. De l’autre côté la chambre à coucher, formée d’une litière de paille éclairée par une bougie placée dans une excavation: Le commandant consulte une carte, ne le dérangeons pas.


La « cagna » du commandant

Sous la conduite d’un soldat de la section qu’on va relever, nous attendons un semblant d’accalmie de la fusillade pour traverser un espace découvert, où l’on a pas encore eut le temps de creuser un boyau reliant les anciennes aux nouvelles tranchées.
Galop rapide pour franchir les quelques mètres. Cependant une balle tirée au hasard de la nuit, fracasse la jambe de l’un des nôtres. On l’emporte : il crie…
Mais l’ennemi a-t-il entendu du bruit ? Craint-il une attaque ? Voici qu’une fusée éclairante part de ses lignes, vient droit sur nous, reste immobile dans le ciel, comme une belle étoile, puis, doucement, tout doucement, descend sur la terre et meurt dans le silence des fusils qui se sont tus.
Jolie illumination, clair de lune artificiel et rapide qui nous a semblé durer un siècle dans l’immobilité absolue qui est de rigueur en cette circonstance ; sinon les effets ne se feraient pas attendre et, fusils, mitrailleuses et même canons entreraient dans la danse.
Entrés dans un nouveau boyau après une série de zigzag, clapotant toujours dans l’eau, nous arrivons enfin. Le guide dit : « c’est là. >>
Il faut sortir du boyau et, sur le terrain découvert, des fantassins, à plat ventre, semblent dormir sur leurs fusils.
Après un bon en avant, ils ont été cloués sur place par un feu violent et ceux qui n’étaient pas touchés se sont creusé un trou individuel, abri précaire qu’ils quittent vivement pendant que nous prenons leurs places, sous les balles tirées au petit bonheur dans le noir.
On passe le reste de la nuit à creuser son trou avec ardeur, puis à le réunir avec celui du voisin pour formée une tranchée. Puis le petit jour se lève, soulevant le mystère du paysage inconnu qui nous entoure.
Devant nous, la première tranchée allemande, à 150 ou 200 mètres, derrière elle, le bois où l’ennemi s’est fortifié.

Entre les deux lignes, corps étendus, couleur de terre : ceux qui sont tombés dans les attaques ou les contre-attaques récentes, et qu’on n’a pas pu relever, ni d’un côté ni de l’autre. Sous la terre rejetée de notre talus, une jambe bottée émerge…Derrière nous encore, des morts qui paraissent seulement des hommes endormis !
Le grand jour est venu, il devient dangereux de continuer à travailler. L’un des nôtres est tué ; il a sans doute, d’un geste involontaire, redressé un instant son buste ; la tête dépassant du parapet, l’ennemi l’a vue, l’a visée, et il est mort.
Un autre blessé à la main en jetant une pelletée de terre par dessus le talus. Il faudra attendre la nuit pour l’évacuer. Tiraillant de temps en temps,veillant à tour de rôle, mangeant quelques provisions apportées dans la musette, nous voici condamnés à attendre la nuit…
Aussitôt l’obscurité complète, le travail reprend, la tranchée se dessine. On creuse avec acharnement ; mais voici l’eau qui arrive par infiltration. Nous sommes dans un bas-fond : rien à faire ; il ne faut plus songer à creuser davantage, mais à se résigner à vivre et à dormir les pieds dans l’eau.


La nuit s’achève enfin par le retour au matin, des hommes envoyés chercher des vivres ; mais l’un est tombé avec le pain dans le ruisseau, la soupe qu’apporte l’autre est froide, le bæuf plein de terre, et l’on ne revit jamais celui qui devait rapporter des sardines.
Le deuxième jour se lève, sombre et gris. Insensibles au canon, à la fusillade, aux crépitements des mitrailleuses qui effritent le parapet, aux éclats qui tombent tout autour, on se résigne également, assis sur la banquette de boue, claquant des dents, gelés, à recevoir stoïquement la pluie, la neige qui commence à tomber. Il pourrait bien tomber n’importe quoi, rien ne surprendrait plus le soldat que vous voyez encapuchonnés sous leurs pauvres oripeaux, toiles de tente, couvertures, pèlerines, capuchons, sacs de couchage, toile cirée, caoutchoucs, s’abritant comme ils le peuvent.
La troisième nuit se passe comme le troisième jour ; mais c’est tout de même avec un véritable sentiment de délivrance que l’on voit arriver au milieu de la quatrième, la section qui vient nous relever.emportant un poids plus lourd de boue et d’eau que de vêtements sur son dos, pesant le double qu’au départ, c’est le cheminement interminable de l’aller qu’on recommence dans le clapotement de l’eau dans les boyaux zigzagants. Et les quelques jours de repos au cantonnement, on les passera surtout au nettoyage !
Mais quelques-uns manquent à l’appel. Et les rangs s’éclaircissent encore des malades, pieds gelés ou pourris qu’il faut évacuer.
L’on ne s’est « pas battu >> en somme, mais l’eau, le froid, la nuit, la boue, oh ! La boue, la boue surtout, voilà le cauchemar du troupier, qui s’évanouit avec les beaux jours et qu’il ne reverra pas une deuxième fois, ————– espérons-le.

Printemps 1915  GÉO Michel

Texte et aquarelles extraits de l’ILLUSTRATION no 3774 en date du 3 juillet 1915Pour les << Passeurs de mémoire E Bro Plogoneg >> Hubert Dantic le 23 mars 2018