Paul Chancerelle in Deutchland-Dolbau

IN DEUTCHLAND – DOLBAU, 27 Juin 1942

Hier soir j’ai reçu de Patrick la précieuse cigarette qui a décidé mon départ. Le départ est fixé pour demain dimanche, il serait peut-être plus sage de patienter huit jours pour mettre tout au point, mais je n’ai pas le courage d’attendre, d’autant plus que des camarades du village voisin ont I’intention de partir prochainement et il faut à tout prix que je les devance. Donc, depuis hier soir, je rumine sans cesse mon plan : quand je suis seul, je me surprends à essayer mon accent et la sûreté de ma voix “Bette ein ruckwant billet dritter klasse nach Magdeburg !”. 
Aujourd’hui, depuis ce matin, je bine des betteraves avec mes “frauen” mais c’est un véritable massacre. Du reste, je suis de très mauvaise humeur : il fait froid et il pleut, mauvais présage pour demain. Est-ce très indiqué pour le camping ? Il y a aussi quelque chose qui me refroidit : je pense à cette affiche que le gardien a collé en face de mon lit I’autre jour à I’intention de ceux “qui aimeraient se livrer à des pensées d’évasion”, à ceux-là est réservé le camp de représailles de LEMBERG ! dernier coup d’oeil sur ma ferme. Au moment de risquer l’aventure j’éprouve un sentiment curieux à la pensée de quitter ces lieux “Auf widersehen grosmutter ! ”. Rentré au Kommando je retrouve mes camarades qui essaient de me dissuader. De fait il fait un temps de chien ! mais je déclare tout net que rien ne saurait m’arrêter et avec fièvre je fais rapidement les derniers préparatifs. Il ne faut rien oublier, ni la boussole qui se camoufle dans ma paillasse, ni mes marks qui sont disséminés un peu partout, jusque dans un tuyau de pipe. Je fais un dernier appel, tout est là, et je m’endors très vite. 
28 Juin – à cinq heures, je saute de mon deuxième étage vers la fenêtre. Il ne pleut pas et les pavés sont secs. C’est bon, je pars ! Le gardien fait claquer ses bottes dans l’escalier : je n’ai que le temps de sauter au lit et de ronfler très innocemment. Il jette son “auf stehen“ et redescend. Je redescends moi aussi de mon perchoir et enfile mon complet : une veste capote sur mes épaules, un calot sur le coin de l’oreille, ça y est ! Adieux aux camarades à tous une chaude poignée de main “Adieu les gars ! je pars pour la FRANCE ! Mot magique, qui les fait sourire. Et pourtant c’est bien vrai : je pars, un ami prend ma valise et ouvre la route. Nous traversons la cour de la ferme, une rue, un point dangereux. Silence absolu, pas un chat. A I’abri d’un pommier, un dernier regard circulaire, je jette vivement ma capote, mon calot ; saisis ma valise et poignée de main rapide “Bonne chance mon vieux”. Je reviens sur mes pas, libre, tandis que mon camarade retourne tout bêtement à ses vaches. Pauvre vieux François ! 
Je suis seul, tout seul sur la route, la valise à la main, comme un honnête voyageur. Je me regarde de la tête aux pieds et je commence à douter de ma propre personnalité. Est-il possible que je me trouve là tout seul dans cet étrange habit, sur une route d’ALLEMAGNE, et libre ? 
A 300 mètres de DOLBAÜ je suis dépassé par une bicyclette. J’entends le bruit qui se rapproche ; vais-je être reconnu ? J’ai déjà I’horrible sensation d’une main qui se pose sur mon épaule ! I’homme me frôle en me dépassant, mais il ne me reconnaît pas. 
J’aborde l’avenue de Halle et en même temps j’ai un choc au coeur, juste devant moi, à 50 mètres, I’ami de mon patron avec qui j’ai travaillé bien souvent. Cette fois je n’y coupe pas ! Je tourne légèrement la tête. Le type me regarde, me dévisage curieusement et … passe sans rien dire. J’ai pourtant I’impression que je suis reconnu et que l’alerte va être donnée. J’accélère le pas, mais Ie boulevard est interminable. Un quart d’heure après nouvelle bicyclette venant de DOLBAÜ ; je n’ose pas me retourner, cette fois, je ne vais pas y couper, c’est sûrement le gardien ! la bicyclette me frôle encore une fois ; c’est un ouvrier qui me connaît, il ralentit, se retourne et continue. Nouvelle protection évidente de Ia Sainte Vierge. 
J’arrive enfin à la gare ; croise à I’entrée un énorme gendarme qui me donne la chair de poule. Après quelques hésitations, je découvre l’heure de mon train. Je saute au guichet, choisis une gentille “fraulen” et de mon plus charmant sourire, je lui sors ma leçon : “Bette ……………” c’est bien sorti, sans accrochage d’une voix grave et gutturale on me tend le billet ! j’en suis tellement surpris que j’allais oublier de payer ! 
Je monte sur le quai, croise quelques policiers, j’aurais facilement I’impression que tous les regards convergent vers moi ! J’achète un journal et tends ma monnaie sans dire un mot. J’évite encore un policier et déploie mon journal un peu plus loin. Une dame me demande un renseignement mais je n’y comprends rien, absolument rien. Elle me réclamait , je crois, sa valise ! je souris d’un air idiot et m’incline profondément. Je bats en retraite prudemment et reprends la lecture de mon journal un peu plus loin. Voici le train ! je bondis dans un coin, le train part. A 9 heures HANNOVRE, jusqu’ici pas de contrôle, tout va bien. Deuxième épreuve de guichet. Aucune difficulté ! Je me trompe de quai et pendant cinq minutes croise seul avec le service de garde. Un peu inquiet je redescends et trouve enfin mon train au moment où il partait. Quelques indiscrets m’adressent la parole, mais je m’en tire avec quelques sourires quelques “ya” ou “nein” distribués au hasard. 
Onze heures HANNOVRE – Je n’ai pas le temps de reprendre un billet, une minute d’arrêt – il pleut – pourtant, j’ai trois heures d’attente je ne peux rester en gare, c’est trop dangereux. Je sors donc malgré la pluie, mais où aller ? J’aperçois des gens qui rentrent dans un temple protestant : je m’y précipite et assiste pieusement au prêche qui heureusement dure près d’une heure ! Le laïus terminé je reprends ma course et vais de café en café. A Ia longue, je me perds dans la ville ; j’aborde froidement un adjudant et lui demande la route. Il me répond avec beaucoup d’amabilité. A quinze heures je reprends le train pour BRAUNSCHWEG – pas d’histoire – à BRAUNSCHWEG nouvel arrêt de trois heures, j’erre longtemps en ville ; je fais la queue devant un cinéma, je regarde les devantures ; reviens à la salle d’attente qui est pleine de Fritz ! 
Dix sept heures – repars pour LOHNE. Un contrôleur me réclame je ne sais quoi, je finis par comprendre que je n’ai pas droit à I’express et paie le supplément. 
Dix neuf heures – Arrivée à LOHNE – repars aussitôt pour HAMM. Le contrôleur heureusement ne remarque pas ma sortie et mon entrée. Entre LOHNE et HAMM, je cède ma place à une dame qui aussitôt m’entreprend, la situation devient grave et je m’écarte brusquement. Un monsieur a repéré mon embarras ; je sens qu’il me surveille. Il se penche vers sa voisine et je I’entends lui dire : “Ce jeune homme est un étranger, ne serait-ce pas un Français évadé ?” Je suis seul debout dans le compartiment et tous les regards aussitôt se fixent sur moi. Je sens que je me trouble ; mais que faire ? parler c’est me trahir ! garder le silence et ne pas me défendre, ce n’est pas mieux. Un instant j’ai envie de dire que je suis ouvrier français. Finalement je choisis le silence. La conversation roule sur moi, et chaque fois qu’un voyageur rentre on me montre du doigt ! A chaque instant, j’attends le dénouement. De toute évidence mon détective voudrait me signaler, mais iI doit descendre avant d’avoir vu un policier ; je m’installe à ma place et feins un profond sommeil. Vingt deux heures – HAMM ! Je descends et me perds dans la foule. Quel soulagement !! 
Maintenant, il me faut gagner la campagne au plus vite. Je marche désespérément, mais les faubourgs sont interminables. Je veux bifurquer, j’aperçois un bois et m’y engage. Le bois était rempli de jeunes amoureux ! avec ma valise dans ce bois, je sens que j’ai l’air d’un suspect. J’en sors et me perds ensuite dans une propriété privée, puis dans des jardins ouvriers ! Je retrouve la grand’route et je vois devant moi un policier. Il est onze heures du soir ! reculer, c’est rentrer en ville, impossible ! avancer, c’est me jeter dans la gueule du loup, tant pis, j’avance avec désinvolture, et je change seulement de trottoir. C’est le tout pour le tout. Je passe, ça y est ! Un danger de plus de passé ! Après une demi-heure de marche j’aperçois enfin un petit carré de seigle et m’y jette. Enfin seul ! quelle détente de n’avoir plus à se surveiller. Je déballe mes provisions, j’ai tellement soif, que je bois I’alcool de menthe, je me brûle terriblement, je veux ensuite manger du pain d’épice, mais je ne peux rien avaler, pourtant je n’ai rien mangé depuis le matin et je me sens faible. Je m’endors assez vite, mais suis très vite réveillé par un bruissement d’épis qui se rapproche ; des chuchotements tout près. Pendant un instant je ne sais si je rêve, c’est un cauchemar ! mais les bruits reprennent, tout près de moi ; impossible de bouger, je vais être pris comme un pauvre idiot. Le moindre geste de ma part agite les épis ! Il ne me reste plus qu’à me recommander à la Sainte Vierge et à attendre. Tout à I’heure ces gens vont me marcher dessus ; pour comble de malheur ils ont un chien avec eux ! le nez contre terre je ne bouge pas plus qu’un mort. Les bruits s’évanouissent brusquement – silence. 
Quand je me réveille, il est déjà tard et je rampe à la lisière du blé. D’un bond je suis sur la route et file à la gare, mais cette fois, je trouve un tramway. 
DORTMUND – ESSEN – DUISBURG – Je passe Ie Rhin – KREFELD – Ici le train est terminé, je descends, mais bêtement je descends dans les faubourgs ! il me faut gagner le tram de SAINT THONES ! où diable aller le chercher ? Je monte dans un tram au hasard et arrive au centre de la ville. Je me promène à I’aventure mais je crois que je peux me promener longtemps sans rien trouver ! J’aborde donc un vieux monsieur ; tout de suite il voit que je suis étranger et me demande ma nationalité, car ajoute-t-il je parle plusieurs langues ” Minute d’angoisse, si je lui dis que je suis italien et qu’il se mette à me parler italien ? – Monsieur,  je suis ouvrier français, j’arrive en ALLEMAGNE et je vais travailler à SAINT THONES – “Ach so ! très bien je vais vous conduire, mais au fait qu’est-ce que vous allez faire à SAINT THONES, parce que ce n’est pas très industriel ? “ De fait quand je vis SAINT THONES je compris I’ahurissement du pauvre monsieur ! En attendant le brave homme me conduisit au train, s’excusant de ne pas marcher très vite étant donné son âge. 
En montant dans le train je tombe nez à nez avec un policier qui venait d’arrêter deux russes, deux pauvres gosses qui faisaient pitié. Quel traitement les attendait ! Je m’efface et file à l’autre bout du tram. 
SAINT THONES – terminus, je descends et pense avec émotion que Pat. (NDLR Patrick) a déjà foulé ce sol il y a trois mois. Je suis sur la bonne route ! à vingt kilomètres, c’est la frontière. 
J’entre dans un café et demande un glasse-bier. Une femme me répond, un peu surprise, que le café est fermé depuis deux ans ! je sors un peu gêné et reprends la route. Assez vite j’arrive à KEMPEN, j’hésite un peu, passe devant un vieux château et aperçois enfin sur une borne : VENLO (H). Je continue avec l’idée de me planquer pour reprendre la marche de nuit ; mais la route est très fréquentée et le pays plat. Je dois marcher encore huit kilomètres. La frontière s’approche dangereusement. Justement un cycliste me dépasse, me regarde, s’arrête et vient sur moi ! “bonjour bonjour, vous êtes russe ou polonais ? “J’ai bien envie de dire que je suis UKRAINIEN, après hésitation, je lui dis que je suis français. Détente chez mon interlocuteur – “J’aime beaucoup les français …”la guerre – les juifs – les capitalistes – la collaboration …. Enfin tous les bobards actuels qui hantent l’allemand moyen.
“Où travaillez-vous ?” – A HANNOVRE – Cette réponse I’étonne visiblement, de fait, HANNOVRE était à quatre cents kilomètres de là !!
          “Où allez-vous ?” – question embarrassante ! avant la frontière, il restait un seul village et j’ignorais le nom du village. “Où allez-vous ?” – “Au village “. “Ah qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? moi aussi j’y vais ” Flanqué de mon dangereux ami j’arrive au village. “C’est ici que vous venez ?”  “Non un peu plus loin, mon amie habite plus loin” – “Mais alors vous allez en HOLLANDE ?? “Non, non mon amie habite tout près”. Je crois que le cher homme ne fut pas dupe et en nous séparant il me tendit la main. “Eude gut alles gut !”. 
Malgré tout j’ai eu chaud et je ne tiens pas à renouveler une telle rencontre, je réussis enfin à me jeter dans un champ de blé. Plusieurs fois des passants m’inquiètent un peu, mais tout va bien. J’essaye encore de manger, rien ne passe ; juste quelques sucres. Je m’endors et me réveille vers minuit, c’est déjà un peu tard. Pour passer la frontière je n’ai que trois heures de nuit. Je reprends la route, bondissant dans le talus quand passe un cycliste. Pourtant I’un d’eux vient dans mon dos sans que j’ai eu le temps de le voir. Il ralentit, se retourne et continue. Je traverse encore un village sur la pointe des pieds, retenant mon haleine. Des maisons sont encore éclairées et des contrevents se ferment. J’ai l’impression d’être mal embarqué. Tout à I’heure je vais être dénoncé par un chien, ou tomber dans les bras d’un Fritz ! Enfin je sors du village, passe devant une maison où un chien se met à aboyer ; une porte s’ouvre, je fonce en avant, je suis épuisé, à bout de souffle et surtout je meurs de soif. Il me reste au coin des lèvres un peu d’écume blanche. Après une heure de marche, j’entends couler de I’eau I c’est une rivière, et je me jette la tête la première. Mon portefeuille tombe à I’eau, et je n’ai que le temps de le saisir. Je bois avidement. Quelle merveille cette eau ! Je repars, me perds dans la campagne pour éviter un village, juste au moment où je passe devant une maison, un homme en sort ; je plonge en avant et rampe dans un champ de betteraves. De nouveau c’est le silence. Je reprends la route bordée de grands arbres. J’arrive ainsi devant une guérite, personne. Je continue et me trouve presque aussitôt devant une maison qui je pense devait être la douane. Un chien qui m’a senti aboie, et aussitôt des hommes sortent ; je me jette dans une touffe d’orties et écoute ; I’alerte est donnée mais les hommes sont encore loin et je rampe puis prends mes jambes à mon cou. Remonte sur la gauche où je gagne sur la hauteur des taillis. Devant moi, je reconnais une construction qui pourrait bien être I’hôpital signalé par Patrick. Il est déjà tard et je décide de rester là dans le taillis. Je m’y endors. Je suis réveillé par un bruit de pas qui me fait sursauter. J’étais allongé près d’un sentier que je n’avais pas vu et je m’aperçois avec horreur que je suis parfaitement en vue. Je rampe un peu plus loin en lisière d’un champ de patates où travaillent une femme et un prisonnier. Je passe là toute la journée. Quelques émotions assez vives. Des gens passent avec des chiens ; I’un d’eux vient tout près de moi, mais heureusement sa maîtresse le rappelle avec insistance ! Des gens qui viennent couper du bois, des jeunesses hitlériennes qui font un rallye ! cette fois, j’ai crû que j’allais tomber dans leurs mains. Quel triomphe c’eût été pour ces gosses ! ! La Sainte Vierge décidément me protège. Je réussis à manger quelques semences de patates et je m’endors après m’être rasé tant bien que mal. 
A onze heures, je reprends la marche et cette fois, passe à droite de la grand’route. Interminables prairies où paissent des troupeaux. Dès que j’approche de ces maudits troupeaux ils font un chahut d’enfer et foncent sur moi. Ce nouvel ennemi sur lequel je ne comptais pas n’est pas celui qui m’inquiète le moins. S’ils ne m’encornent pas, ils vont bien arriver à signaler ma présence. Je marche très longtemps, contourne de petits bois suspects ; j’entends en effet une patrouille qui approche. Je dévie un peu ma route. Du reste je commence à me perdre complètement. Je marche uniquement à la boussole ; j’aperçois enfin des barbelés que je passe sans difficultés mais n’atteint pas les seconds signalés par Patrick. Le jour commence et il me va falloir passer une journée encore en terre ennemie ! J’avise un champ de blé où je tombe exténué. Je me réveille vite, une bourrasque terrible. Le ciel devient noir et sillonné d’éclairs. Je n’ai que Ie temps d’atteindre un petit bois. L’orage, un orage effrayant éclate au dessus de moi. En une seconde je suis trempé. L’eau me coule de la tête dans le cou en cascade ! Adossé à un arbre j’attends découragé, éreinté, glacé. Mon courage fond sous I’averse. Le col remonté, la tête rentrée dans les épaules et le dos voûté, j’attends comme un condamné au poteau d’exécution. J’ai toujours aussi soif. Quelle ironie de souffrir de la soif sous ces trombes d’eau. J’en suis réduit à sucer les feuilles qui égouttent. Trois heures sous ce torrent, complètement crevé, claquant des dents ! à vingt mètres une petite maison où je devine un nid bien chaud. J’hésite beaucoup à frapper à la porte. Je raconterai à ces gens une histoire impossible. Si je reste ici, c’est la mort ! Pourtant je reste, la liberté est peut-être si près. Elle ne m’échappera pas par ma faute. La liberté se mérite ; elle n’a pas de prix pour celui qui a vécu des années sur la terre ennemie. A midi, je peux enfin m’asseoir sur quelques branches humides. Voilà longtemps que je n’ai rien mangé ; il faut que je morde à tout prix ! je sors alors de mon paquet, un affreux mélange de panade, de sirop et de chocolat fondu. J’essaie d’avaler quelque chose, mais sans résultat. J’ai des hauts le coeur irrésistibles. Je crains d’avoir contracté une maladie en buvant de l’eau sale. En fait, c’était seulement de la fatigue. Après I’orage un homme vient voir les dégâts. Il passe et repasse devant moi, sans se douter qu’un ennemi est là qui épie ses allées et venues. J’entends aussi 2 gosses qui récitent leur leçon. J’écoute attentivement et j’ai I’impression qu’ils ne parlent pas allemand. Qui sait, peut-être suis-je en HOLLANDE ! 
A Ia tombée de la nuit, heure si favorable à l’évadé pour faire le point, je sors de ma cachette et inspecte I’horizon. Ma direction bien repérée, je me repose encore un peu en attendant la nuit, et que les gens indésirables rentrent chez eux. 
Onze heures, je repars ; demain matin, il faut que je sois en HOLLANDE à tout prix, car mes forces déclinent sérieusement. Je marche pendant une heure, traverse une grand’route à l’entrée d’un village. Impossible de lire l’écriteau. Derrière les volets clos on devine la lumière et les gens qui veillent qu’attendent-ils pour aller se coucher? Cette heure de la nuit appartient à l’évadé, pourquoi empiètent-ils sur mon temps ? Je rentre dans un potager et je me paie même le luxe d’aller cueillir des cerises à un mètre de la fenêtre du propriétaire. Que ces cerises sont donc bonnes ! Je ris tout seul en voyant l’ombre du voleur qui se détache sur le pignon de la maison éclairée par la lune. Je regagne la campagne et brusquement au moment où je m’y attendais le moins, une vision inouie, incroyable ! La Meuse ! oui La Meuse qui miroite sous la lune. Je comprends le cri des Grecs : “Thalassa ! Thalassa !“ Je cours vers la Meuse ; toutes mes épreuves sont loin ; tout devient gai, léger, aérien, y compris ma pauvre loque qui se traînait si lamentablement il y a une minute. Je bois à même Ia Meuse, j’y plonge ma tête fiévreuse. Quelle fraîcheur, quel réconfort ! Mais ce n’est pas tout, La Meuse est un obstacle qui n’est pas si simple à franchir. Je pars à la recherche d’un pont. La Meuse est très encaissée et je dois remonter un peu sur la falaise, mais ma silhouette se profile dangereusement et ferait une cible splendide pour les gens qui regarderaient des péniches. Pas de pont ; toujours pas de pont ! me jeter à la nage dans I’état de fatigue où je suis, ce n’est guère sérieux ! je découvre enfin un canot entre deux péniches. Je le détache sans bruit, et, au large I La lune est vraiment discrète. On y voit comme en plein jour ; enfin je rame vite et j’approche de l’autre bord, je viens échouer près d’une péniche où pleure un enfant. Vite, très vite, je m’éloigne de cet endroit ; je n’entends rien, mais ma traversée aurait pu alerter quelqu’un. Pas une seconde à perdre ! Je pense seulement à la fureur du propriétaire au matin, quand iI verra que son canot est allé s’amarrer de l’autre côté. Cette fois, il n’y a pas de doute, je foule un sol ami. La route n’est pas terminée, et nombreuses sont les épreuves qui me restent à franchir mais le coeur est joyeux et je marche, je marche à toute allure sautant les barbelés et les ruisseaux sans ressentir la moindre fatigue. Sur la berge où j’ai débarqué, j’entends maintenant du bruit, mais La Meuse s’éloigne vite et le danger aussi. Je traverse le chemin de fer et m’enfonce dans le bled ; ici où là de jolis bois où j’aimerais bien passer la journée, mais il ne faut pas m’attarder. Je traverse de grands blés qui me mouillent jusqu’aux os. Le jour se lève déjà dans ce ciel de HOLLANDE encore voilé de brume légère qui se teinte de rose et de bleu. Premiers rayons de soleil qui m’enivrent de joie intense, de chaleur et de liberté. Je peux enfin contempler le soleil librement ! Bientôt, je ne serai plus l’animal traqué qui recherche I’obscurité. Moi aussi j’aurai droit à la lumière à la joie, à la liberté. Je pense à la FRANCE qui approche là-bas. Pauvre cher pays, comment Ie trouverai-je ? Je n’aurai même pas le droit de rester à KERBIHEN, sinon en fugitif. Je n’aurai même pas le droit après deux ans d’exil d’aller prier sur la tombe de papa et maman. 
A sept heures je rentre dans une ferme, où je me fais faire un chocolat au lait !! Je mange si gloutonnement que j’en attrape un mal d’estomac, il est vrai que ce pauvre estomac venait d’être mis à rude épreuve après cette diète de quatre jours. Je croise sur la grand’route de bons Hollandais sympathiques. Ils me regardent un peu étonnés quand je traverse un village. En arrivant dans une petite ville, j’entre dans une église catholique, mais je m’y endors aussitôt et je ressors assez vite. Je rencontre un abbé très sympathique et lui demande un renseignement. Dès qu’il sait que je suis Français, il m’embrasse presque ; et m’invite chez lui. Pour n’éveiller aucun soupçon, je le piste à 300 mètres. Accueil merveilleux, il me donne un litre de lait, de l’argent hollandais, et la façon de demander son billet. Je repars aussitôt pour la gare, petite gare de campagne, où je me sens à l’aise. Un Hollandais me demande je ne sais quoi, je prends un air très bourru qui ne l’engage pas à continuer Ia conversation. Il a l’air un peu étonné … mais n’insiste pas. Le train arrive, direct pour BREDA. Voisins très corrects jovials, on sent des gens heureux de vivre. 
EINDOVEN – BREDA – Je redescends au milieu d’un flot d’Allemands. Il y en a partout. En sortant de la gare, je suis perdu, la piste est coupée. Je n’ai même pas de carte. Comme Ie pigeon voyageur qui sort du colombier, je tourne deux ou trois fois sur moi-même et je fonce résolument au sud.      
Il fait une chaleur torride, j’ai toujours sur moi mes trois chemises et mes lainages, je sens la sueur qui coule à grosses gouttes, je sens aussi la fatigue qui me gagne, la tête me tourne ; décidément ça ne va pas. Ce n’est pas le moment de tomber dans la rue et de me faire ramasser. Plus je me raidis, plus je sens que je titube, et puis je me sens perdu dans cette immense ville où pullulent des uniformes boches. J’en croise une bande de tout jeunes qui hurlent comme des forcenés “Haïla, haïla…haïla“. Je sors un peu de la ville et passe devant des chalets splendides et luxueux situés au milieu de la forêt, mais toujours et partout des Fritz. 
Un petit Homme qui vend des glaces et qui parle allemand m’explique enfin que je suis bien sur la route de BELGIQUE et à quinze kilomètres de la frontière. Je reprends courage, demain je serai en BELGIQUE. Un peu plus loin, je rentre dans un café et je trouve un jeune type, très aimable, intelligent et qui parle allemand. Il me donne tous les renseignements voulus et me propose même de m’accompagner avec son ami. Nous partons ensemble, I’ami ouvre la marche et surveille à trois cents mètres ? Nous marchons maintenant sur une petite route. Coup de sifflet, l’ami de tête fonce sur nous d’un air effrayé. Tous les trois sans savoir de quoi il s’agit, nous nous jetons dans une traverse, suivis par un affreux caniche qui aboie à plein poumons. Nous rencontrons ici où là quelques contrebandiers qui partent avec leur sac sur le dos en direction de la frontière. 
Je quitte mes amis après des adieux touchants et maintes promesses de s’écrire plus tard. Ils m’ont montré de loin un clocher : “’Tu vois là-bas, tu seras en BELGIQUE !”. Me voilà tout seul en face de la frontière. Je décide d’attendre la nuit pour avancer et me coucher dans un champ de blé. J’ai l’habitude maintenant de cette vie de bohême et dès qu’il fait sombre, je repars machinalement, la boussole à la main. Je traverse des bois, des champs, des prairies. Je longe un champ de seigle, il fait nuit maintenant et on ne voit rien. En arrivant à I’extrémité du champ, je tombe nez à nez avec un individu qui longeait le blé lui aussi. Je tombe la face contre terre, et je me fais plus rampant que le ver de terre. J’attends quelques secondes terribles. J’ai l’impression que l’individu s’est planqué lui aussi, qu’il est là tout près, à me toucher, qu’il me guette, que je suis traqué et que la liberté s’échappe alors que je la tenais. Après cinq minutes, je me relève enfin et me glisse sans bruit. Rien ne bouge, rien ne réagit. L’individu s’était éclipsé sans bruit lui aussi. Peut-être était-ce un contrebandier, peut-être était-ce un camarade qui regagnait la FRANCE lui aussi !
Vers une heure du matin, j’atteins un village qui devait être celui que m’avait indiqué les amis Hollandais. Je suis assez fier de moi. Je crains que cette fois je n’ai pas perdu mon cap. J’aperçois une statue de la Vierge qui est une vierge de LOURDES avec inscription en Français. Il n’y a pas de doute, je suis en BELGIQUE et je fais une prière d’action de grâce. J’ai une soif terrible et pénètre dans une ferme pour chercher un peu de lait, impossible à trouver. Je me contente de tirer de I’eau du puits, juste à deux mètres de la fenêtre des fermiers ; c’est un peu de témérité, il faut le reconnaître ! Enfin tout va bien et je laisse filer le sceau sans bruit. Il me reste à trouver un abri pour dormir un peu … J’aperçois un petit hangar qui ferait mon affaire et je m’y glisse doucement. La place est prise, un ronflement puissant ébranle tout I’abri, sans doute des contrebandiers ; je ne tiens pas pourtant à me mêler à eux, et je vais me poser plus loin dans un tas de paille. Ereinté, je m’endors très vite. Vers cinq heures, j’ouvre un oeil, réveillé par un froid piquant. Une femme passe qui me regarde ahurie ! Je lui explique qui je suis avec force gestes. Cette fois mon interlocutrice en perd la parole et blémit, rougit, verdit ! elle met un doigt sur la bouche et d’un air hagard elle me souffle : “Daïtch, daïtch” me montrant la direction du hangar. Il y avait dans ce hangar tout un poste de surveillance allemand ! Je frémis en pensant que j’ai touché leurs bottes du bout de mon pied. De toute mon évasion, je viens d’échapper au plus grand danger. Par quel hasard la sentinelle n’était-elle pas là ? Comment ne les ai-je pas réveillés ? Ils ne se douteront jamais qu’un prisonnier est venu leur rendre visite cette nuit-là et que ce prisonnier les tenait tous à sa merci ! 
A midi, j’arrivais à ANVERS par le tramway. Une fois de plus me voilà mêlé à la foule ; je me paie le plaisir d’aller déguster une glace, mais les gens me regardent avec curiosité, et je sens que j’ai commis une imprudence. Je ressors un peu troublé et me perds dans la foule. A la gare je demande un billet et tends des R.M. qui sont refusés. Je repars précipitamment et erre indéfiniment à la recherche de gens aimables qui voudraient bien changer mon argent. Les Pères Jésuites, que je trouve enfin me rendent ce service. En entrant dans le collège, un monsieur me conduit à la chapelle où on chantait un salut. Là, agenouillé devant le Saint Sacrement, ému par les voix claires et pures d’un choeur d’enfants, heureux de me trouver dans un lieu ami, j’ai eu une véritable défaillance du système nerveux, je me suis mis à pleurer comme un gosse. Je viens de lutter pendant huit jours, les nerfs bandés, le regard braqué à droite, à gauche, devant et derrière comme l’animal traqué, l’oreille constamment tendue retenant mon coeur et ma respiration.  Maintenant, je me laisse aller, je verse des larmes d’épuisement, mais aussi des larmes de joie très douce. Le monsieur qui m’avait introduit, persuadé que j’étais touché par la grâce et le repentir, va me chercher un confesseur, et veut à tout prix que je me confesse ! Le confesseur arrive mais j’ai beaucoup de mal à lui expliquer que j’attends de lui un service tout autre ; qu’il s’agit d’aider un évadé. Le Père rendu très méfiant par l’hypocrisie allemande hésite un peu et accepte enfin de me donner l’argent. 
Je repars pour la gare et prends le train pour BRUXELLES, dans le train j’apprends que le front russe est crevé. A BRUXELLES, je change de gare sans difficultés et m’installe dans le train de LILLE. LA FRANCE approche et mon coeur bat très fort. Si j’allais échouer si près, si près du but ! Voilà justement deux douaniers qui pénètrent dans le wagon : “Il faut montrer ses papiers et ouvrir ses valises”. Minute vraiment critique ! Les douaniers se rapprochent et arrivent à moi, ma seule pièce d’identité est ma plaque de prisonnier !!! Les douaniers ouvrent cependant une dernière valise, avant de s’en prendre à moi. Je suis sauvé, la valise contenait un revolver ! Le propriétaire est arrêté et les flics s’en vont avec leur butin. Ouf ! 
TOURNAI. Je suis à vingt kilomètres de la FRANCE, iI est temps de descendre, j’ai encore une frontière à franchir. Il faut encore que je regagne le maquis. Encore la fuite à travers champs, les parties de cache-cache avec les patrouilles et les longues heures d’attentes dans les blés. Je traverse avec émotion TOURNAI que j’ai déjà traversé, il y deux ans, au milieu de cette horde de loques humaines, poussées bestialement par les boches, sous la menace de Ia mitraillette et là nous marchions alors le dos courbé sous la honte et le désespoir. Les pieds en sang,  les traits durcis par les nuits sans sommeil, l’épuisement, la faim et la soif, la figure encore toute noire de la fumée de la poudre et de la terre des tranchées. Vraiment nous n’étions plus des hommes, mais un troupeau un vulgaire troupeau titubant, harassé, affamé, que des geôliers poussaient sans pitié sur la route de l’exil et à qui les passants jetaient parfois les quelques miettes qui leur restaient. Aujourd’hui, je marche librement dans ces mêmes rues de TOURNAI et la tête haute, car je suis fier de ne pas devoir la liberté aux Allemands, mais le souvenir d’il y a deux ans, me fait encore frémir. Il y des choses qu’on ne peut oublier, des humiliations qui marquent un homme pour la vie. 
Je demande asile à un collège de Jésuites. J’aurai pu peut-être attaquer la frontière dès le soir, mais je ne résiste pas à la joie de coucher dans un lit, un vrai avec des ressorts, avec des draps ! Je dors jusqu’au lendemain midi et reprends la route puis le tramway qui me conduit à la frontière. Là, fidèle à mes méthodes, je me couche dans le blé et attends la nuit. Onze heures du soir, je me lève pour faire le point et je fonce droit vers l’ouest. J’entends des cloches de FRANCE sonner minuit ! J’approche, je touche le but, je deviens de plus en plus prudent, je m’arrête presque à chaque pas, pour écouter, inspecter et je repars sur la pointe des pieds. J’ai peur d’échouer à la dernière seconde. Je longe maintenant un champ de blé. Je m’arrête pile, quelque chose bouge devant moi dans le blé, la tête d’un douanier émerge au-dessus du blé, inspecte et disparaît. Malsain ! je rampe quelques minutes et bats en retraite. A droite à cinq mètres, un ronflement sonore qui me cloue sur place. Je glisse à gauche, de nouveau une ombre. C’est un véritable filet dont les mailles sont terriblement serrées. Il faut pourtant trouver l’issue et rapidement, car le jour se lève déjà. Je rampe le nez contre terre, je rampe indéfiniment, partout des douaniers. Après une heure de ce jeu, je me pose dans un champ de blé, trempé par la rosée, éreinté et furieux. Sept heures, il fait jour maintenant et je m’agenouille prudent, la tête à hauteur des épis. En face de moi, juste en face de moi, à quinze mètres une pancarte “Touring Club de France”, çà y est. J’y suis en FRANCE. Minute inoubliable mais qu’il faut avoir vécu ! Il n’y a pas de mots qui puissent en rendre une idée. Libre, libre, je suis libre ! Je cours sur la route et si je ne me retenais, je crierais à tous les passants ahuris : “C’est moi, j’arrive, je suis libre !”

ISTRES – GRENOBLE 1943

 A suivre Dolbaü – Lourdes….

à partir de documents prêtés par la famille Chancerelle de Kernoalet en Plogonnec.