Patrick : Souvenirs de prison ( 1941-1942 )

On les a eus, on les aura. Oui, on les a eus, mais au prix de quelles difficultés, et seulement au bout de 21 mois de captivité. Rien que d’y penser, je frémis encore. Comment peut-on rester si longtemps enfermé, gardé par des brutes qui se croient supérieures, et qui, en essayant de montrer leur supériorité, ne laissent apparaître que leur bêtise ? Le mensonge, voilà une chose qu’ils savent manier en maîtres et, ma foi, je dois l’avouer, je m’y suis laissé prendre comme, hélas, beaucoup de mes camarades.           La difficulté d’exécution n’aurait pas dû m’effrayer, impossible n’est pas un mot français. Une évasion ne s’improvise pas, mais, avec de la volonté, on arrive à tout et il a fallu l’incident de septembre 1941 pour que je me décide à mener l’effort qui, aujourd’hui, m’a mené à la liberté.
(septembre 1941)             
Je venais de revenir au camp d’Hammelburg en Bavière, avec le secret espoir d’y installer mes quartiers d’hiver.  Plusieurs jours se passèrent dans le calme et la monotonie. Le petit train-train journalier, la routine suffisaient à mon bonheur blasé.            Un samedi soir, ce qui produisit l’effet d’une bombe dans la mare à grenouilles, nous apprîmes qu’un certain nombre d’entre nous, les aspirants, devions partir pour un autre camp. Et l’on parlait de Prusse orientale ! Alerte, grands mouvements diplomatiques, entrevues diverses… Le résultat fut que je fus le seul à partir. Est-ce impossibilité ou peur de perdre quelques petits avantages ? Toujours est-il que les camarades que j’avais alertés me laissèrent tomber et ne firent rien pour moi. Je ne le regrette pas maintenant. Ce petit avantage, je ne l’aurais obtenu qu’en me mettant à genoux devant les boches. Le lendemain matin, sac au dos, on se mit en route et l’on descendit cette interminable côte en lacets descendant vers la gare d’Hammelburg.            En cours de route, je fis la connaissance de quelques camarades d’infortune embarqués injustement eux aussi. Dans le malheur, on fait vite connaissance et l’on sympathisa tout de suite. C’étaient des sous-officiers : Robert HOMO, LEBLOND, COLOMB, TRASSY, FOURNIS, CARIS.
      Le voyage fut long. Nous nous aperçûmes rapidement que l’on nous avait menti. Ce n’était pas sur Weiden que nous nous dirigions, mais sur le bataillon 13 à Barnereuth (?). Et nous comprîmes alors ce que l’on voulait faire de nous. Après avoir pris contact  avec les camarades qui, comme nous, se débattaient avec les boches, nous décidâmes de nous baser sur la Convention de Genève et de refuser tous travaux manuels.            On parlementa beaucoup, mais les pourparlers traînèrent et, une fois encore, on nous fit des promesses, on nous mentit et, comme ils voyaient qu’aucun résultat n’était obtenu, ils nous menacèrent en poussant des hurlements féroces. Plus que jamais, nous fîmes bloc et nous nous laissâmes enfermer à Barnereuth (?) puis à Essen, lorsque le bataillon eut changé.
EN CELLULE (octobre 1941)           
Avec un bruit de ferraille, la porte de la cellule venait de se fermer. Un pas lourd dans le couloir, c’était notre gardien qui s’éloignait. Nous étions 13 dans une petite pièce de 3 m sur 5 avec, pour tout mobilier, 13 paillasses bourrées de papier et un seau de confiture destiné à nos besoins intimes.         
Nous étions 13 irréductibles que les menaces des boches n’avaient réussi à dompter, 13 fortes têtes plus décidées que jamais à ne pas céder et à faire respecter leurs droits, 13 gaullistes qui, au grand ébahissement de leurs geôliers, avaient placardé sur les murs de leur cellule, la photo du Maréchal.         
A vrai dire, jusqu’à ce jour, les membres de ce “jeune mouvement” ne s’étaient guère vus. Chacun ayant été parqué dans sa chambre, nous ne nous connaissions pas. La souffrance, les privations, les vexations se chargèrent de nous unir.           
Il y avait d’abord le “petit père” : Robert HOMO, qui s’était imposé comme notre chef. Connaissant un peu l’allemand, la parole facile, c’était notre  ambassadeur et je dois dire que, jusqu’au bout, il remplit fidèlement son rôle et avec une certaine autorité. Au demeurant, c’était une véritable pipelette, plein de manies de vieux garçon. Ses nombreuses aventures amoureuses, ses histoires, ses deux tentatives d’évasion nous aidèrent à passer bien des soirées pénibles.
COLOMB, instituteur dans le civil, à l’esprit pas du tout primaire, artiste à ses heures, spécialiste des portraits marchandés contre des cigarettes, voire même contre de la teinture et des boussoles. Très bon camarade, au moral élevé, passablement batailleur, ancien évadé.         
FOURNIS, originaire de Guéméné Penfao, notaire dans le civil, excellent camarade, extrêmement sensible, souvent un peu cafardeux, toujours prêt à vous rendre service et à faire les corvées quand les autres se font tirer les oreilles, ancien évadé.     
TRASSI, notre ravitailleur en rillettes, poulets truffés et autres bonnes choses du Périgord. Ses crises d’asthme lui permettaient de s’aérer de temps en temps en allant faire un petit stage à l’infirmerie.
GOUILLARD, adjudant d’active, excellent type, toujours content, très complaisant, notre cuisinier, ancien évadé. C’est lui qui, après une marche de 15 jours vers la Suisse, rencontra nuitamment un autre évadé auquel il demanda comment il l’avait reconnu et qui entendit cette réponse: “un évadé, ça se sent”.
CARIS, le bricoleur de la bande, paysan du Périgord: “Eh,bé!”.     
BELTRAND, le “Riffin”, un peu de sang espagnol dans les veines. Le mari d’Yvette, et qui passait par des crises de cafard terribles ; il se blottissait alors dans son coin, emmitouflé de chandails et de couvertures, ancien évadé, lui aussi.LEBLOND, le calme LEBLOND, ancien évadé, l’inséparable de COLOMB.   
Il y avait enfin, TANNEUR, marin de Lorient, un “juriste” remarquable par sa saleté et ses poux (un dur qui, un iour se fit piquer par une sentinelle), GILLART, et aussi, un petit adjudant  qui ne payait pas de mine,  mais qui n’était pas le plus dégonflé de la bande.
AVENTURES (octobre 1941)       
Par tous les moyens, il fallait essayer de quitter l’enfer de Barnereuth (?),  ses chantiers de terrassements, ses longues et fastidieuses corvées de pommes de terre dans les grottes abris du village en compagnie de “Monsieur Charles” (surnom donné à un Allemand) que l’on ne voyait qu’avec son paquet de bougies sous le bras. Plusieurs fois, je m’étais fait porter malade, espérant que les restes d’une ancienne jaunisse se voyaient encore. “lch bin krank, stomach, stomach” étaient les mots qu’avec un air morne et lamentable, je ne cessais de répéter au médecin boche, un jeune crevé placé par des mains protectrices à l’abri provisoirement des dangers de la campagne de Russie. Un jour, lassé sans doute de me voir, ou me croyant réellement malade, en rédigeant un bulletin d’hôpital, iI me dit avec son air faux : “Morgen spital”; Tout en se retirant après un retentissant claquement de talon si cher aux oreilles de ces messieurs. Je riais intérieurement. Une chance s’offrait à moi, si je continuais à bien jouer la comédie, de sortir de ce bagne, vrai camp de concentration.           
Le lendemain, dans ma tenue numéro 1, bien astiqué et ciré, je me mis en route dès l’aube, en compagnie d’un “posten” à l’allure bon papa (4 kms à faire à pied) pour aller du camp à la gare où nous arrivâmes près d’une heure avant la départ du train.
Il faisait froid et du ciel gris tombait une pluie qui, par moments, avait envie de se transformer en neige. Installé dans un compartiment de 3ème classe, nous roulâmes pendant près de deux heures avant d’arriver dans un petit village où nous devions changer de train.     
Près de trois heures d’attente partagées entre une petite promenade, je ne dirais pas digestive, car l’on m’avait recommandé de ne rien manger, et une pause dans une auberge servant de “kommando” et ou l’on m’offrit une tasse de jus appelé “Koffee”.            Un peu réchauffés, nous nous remîmes en route, mon cerbère et moi, sous une pluie battante, cette fois. Encore deux heures de chemin de fer dans un compartiment bondé où la curiosité des occupants allait du “Franzous Officeer” à un légionnaire espagnol qui semblait un peu piqué et essayait, de faire des frais avec ses voisins.         
Après un parcours à travers forêts et vallons, nous nous arrêtâmes de nouveau, dans une grande gare cette fois, où l’attente se passa dans un buffet plein de monde et, où je bus quelques demis offerts par le  “Posten”. Nouvel embarquement, nouveau voyage à travers une plaine triste et monotone entrecoupée de bois de pins et de terrain d’aviation.             
La pluie avait cessé quand, après 8 heures de voyage, pour faire 25 kms (que l’on me parle maintenant des chemins de fer boches!), nous arrivâmes à Granemion (?) lieu où se trouvait l’hôpital. Quand on demande un renseignement à un boche, ou c’est un militaire et il vous dira: “Encore deux km pour arriver à tel point”, ou c’est un civil et il bafouillera et vous enverra dans la direction opposée. C’est ce qui arriva et, avant de gagner l’hôpital, nous dûmes errer de droite et de gauche.             
Dans un cadre de camp militaire, le lazaret comprenait toute une série de baraques et de bâtiments que nous traversâmes avant de trouver le bureau du médecin qui, iI me semble, m’examina assez sérieusement. Pour l’occasion, j’essayais de me trouver toutes les maladies possibles et imaginables. L’examen terminé, on vint me chercher pour me conduire aux cuisines où, pendant que le “posten” “engouffrait” une soupe, l’on me fit prendre une petite tasse de thé et deux biscottes. Par la suite je compris pourquoi on avait eu cette amabilité avec moi.               
Puis, deux “chauesters” m’agrippèrent et me conduisirent à leur laboratoire. Ce n’est pas sans effroi que je les vis préparer un long tube de caoutchouc dont ils firent une sonde et que mes tortionnaires, en souriant, me firent comprendre qu’il fallait que je l’avale. Un frisson me passa dans le dos. J’essayai néanmoins de faire bonne contenance, j’ouvris un large bec et laissai l’une des soeurs m’introduire l’engin de torture. Une fois, 2 fois, elle s’y reprit, rien à faire, ma gorge se contractait, j’étouffais, mon estomac était soumis à des mouvements spasmodiques terribles. Enfin à la troisième reprise, je sentis le tube plus gros que le doigt me traverser la gorge, descendre, descendre, pénétrer dans l’estomac, c’était fini. Les larmes aux yeux, encore tout ahuri par cette plaisanterie, on me dirigea vers la salle de radio où, là, on me fit ingurgiter un immense bol de bismuth, qu’affamé, je trouvais délicieux.               
La visite était terminée. En attendant le résultat de la radio, une petite promenade dans le parc de l’hôpital me permit de bavarder un peu avec le “posten” qui, au fond, n’était pas un mauvais diable et que je croyais avoir amadoué sur mon sort. Je me trompais, je m’en aperçus dans les mois qui suivirent. La réponse de la radio arriva enfin : je n’avais absolument rien, le médecin du camp allait pouvoir triompher et se réjouir de pouvoir m’en faire baver.       
Après avoir traversé la ville de Granemion (?) au pas de gymnastique, nous arrivâmes à la gare juste pour prendre le train qui nous mena dans la nuit au petit bled où nous nous étions arrêtés le matin. Il n’y avait pas de correspondance, c’est au “kommando” que je couchai. Je trouvai là douze braves types avec qui je discutai ferme, m’informant de ce qu’ils faisaient, leur donnant les rares nouvelles que j’avais. Je retrouvais là la camaraderie que l’on rencontre parmi tous les prisonniers. Ça faisait du bien de voir que l’on se serrait les coudes. Mais il n’y avait ni lit ni paillasse ! Je dus donc m’étendre à même le sol glacé que mes “hôtes” avaient cependant essayé de couvrir de leurs vestes et capotes.         
Je ne peux pas dire que je dormis bien car il faisait un froid terrible et, à travers portes et fenêtres mal jointes passaient de nombreux courants d’air. La nuit fut longue et ce fut avec joie que le lendemain, j’entendis le bruit de clef et le “rausten” du “posten”.           
Deux heures plus tard, après un café chaud, je reprenais de nouveau  le train pour Barnereuth (?) où j’arrivais assez penaud et fatigué de mon expédition.             
Le médecin m’avait trouvé “bon pour le travail”, j’avais échoué dans ma première tentative de libération, il restait un autre moyen à employer : la grève.         
D’octobre à fin janvier, en cellule, ce fut long, bien souvent pénible, en raison des nombreuses vexations des Allemands qui ne nous ménageaient pas. Dans la petite chambre où nous étions étendus toute la journée, faute de place pour y mettre des chaises, nous complotions. Une partie serrée venait de s’engager. Dans cette première manche, nous espérions sortir vainqueurs. Ces quatre mois de claustration ne furent pas perdus pour tous : on complota,  copiant des cartes, écoutant et prenant les conseils des gens expérimentés. On assaillit le tailleur et l’on commença à mettre des vivres de côté.       
Après quatre mois de luttes, de pourparlers quotidiens, de menaces, de représailles, les Allemands finirent par céder et nous acceptèrent comme surveillants sur les chantiers. Victoire, nous les avions. La première manche était à nous.         
La contre-offensive ne tarda pas. Moins d’un mois après notre “entrée en service” sur les chantiers, de nouveaux incidents éclatèrent. Comme il fallait alors s’y attendre, on apprit un matin que les postes de surveillants étaient supprimés et que tous, nous devions travailler. La deuxième manche était engagée. Elle ne dura guère. Depuis notre premier succès, nous avions décidé de reprendre notre liberté de manoeuvre, ceci en vue des évasions probables sinon certaines de la plupart d’entre nous. Au début il y eut bien des essais de pourparlers, les menaces entrèrent aussitôt en action. Résister nous aurait reconduits en cellule et à Essen, alors adieu l’évasion. Comme un certain nombre de mes camarades, je fis alors semblant de céder, évidemment après m’être beaucoup défendu. Mon parti était pris, j’allais hâter mes préparatifs déjà bien avancés, et, le dégel terminé, dès les premiers beaux jours : en route…
Les Allemands jubilèrent : ils avaient enfin réussi à forcer les “rebelles” à manier le pic et la pelle. Le “rouquin”, spécialement, vint plusieurs fois sur le chantier pour nous narguer. Il croyait avoir pris sa revanche.
L’ÉVASION (13 au 20 mars 1942)             
Le 10 mars, le temps se mit au beau. Bien qu’il fit froid, la neige fondait rapidement et j’espérais bientôt pouvoir mettre mes projets à exécution. J’étais prêt. Qui, des Allemands ou de moi allait gagner la troisième manche ?           
Les 9 et 10 mars, je les ai consacrés à l’étude du départ du camp. Chaque jour, je descends au chantier avec, peut-être, un peu de nervosité. Le moment d’agir est venu. FOURNIS, lui, est déjà parti. Moi, j’ai fixé mon départ pour le 12. Reste à trouver le moyen de partir sans être vu. Plus que jamais, ce travail de terrassier que l’on me force à faire, me rebute, je le trouve dégradant. Tout en travaillant, sous un prétexte ou un autre, j’inspecte les lieux. Toutes les issues sont très gardées. Sans doute avec un peu de chance, arriverai-je à tromper la surveillance de mes cerbères. J’hésite, je tâtonne et finalement me décide pour une autre solution, un peu risquée, peut-être, mais assez sûre cependant : partir au moment de la sortie du camp pour le travail.
La colonne est longue, il fait encore presque nuit à ce moment. Lessentinelles semblent peu vigilantes, et il y a tellement de pagaille qu’il semble assez facile de se glisser au dehors et de prendre le large.             
COLOMB et LEBLOND qui devaient partir en même temps que moi, ne sont pas tout à fait prêts, (un dernier coup de fer à une veste sans doute) et pour ne pas les gêner, je décide un peu à contrecoeur de retarder le départ d’un jour. La journée du 12 se passe dans le calme. Sans cesse, mes regards sont tournés vers le ciel : le beau temps se maintiendra-t-il ? II semble que oui.       
Tout en travaillant, on blague, on s’efforce de rire, il faut s’empêcher de penser trop à l’effort que l’on aura à fournir bientôt. Le soir, en rentrant, un bon repas. On met les petits plats dans les grands, on liquide les dernières provisions. D’ici combien de temps ne mangera-t-on pas quelque chose de chaud ?           
Tout est prêt et réglé dans les moindres détails. Je partirai habillé en civil, un pantalon rayé, ma canadienne, à laquelle j’ai enlevé la ceinture pour lui donner l’aspect d’un manteau, un chapeau mou. Pour sortir du camp, un grand manteau couvrira le tout. Comme j’aurai les deux mains prises, l’une par mon chapeau, l’autre par ma sacoche, TRASSY m’aidera, à la seconde propice. Si la rue est libre, il m’arrachera mon calot, je laisserai tomber mon manteau. Coiffant mon chapeau mou, je quitterai les rangs et passerai à côté de la colonne avec l’air le plus innocent du monde.             
L’extinction des feux est venue. De nos cachettes sortent effets et sacoches. Tout est en état, il ne reste plus qu’à dormir. Le sommeil est long à venir mais il vient quand même et le lendemain me surprend au milieu d’un rêve où j’entrevois la France.
Journée du vendredi 13 mars 1942           
On se lève en hâte, je me sens un peu nerveux et ému, un peu dans le même état que celui que je ressentais pendant la guerre au moment de partir en mission. Le temps passe, le moment d’agir approche. Je me raidis un peu, essayant de paraître le plus naturel possible, un moment pénible à passer, on en a vu d’autres après tout…          Dans la cour, la colonne se forme, les sentinelles se placent, l’une en tête, l’autre en queue, le rouquin passe son inspection quotidienne, rapide heureusement, car, sous mon manteau passe mon pantalon. “En avant” retentit et la colonne s’ébranle, c’est le moment d’agir. La sentinelle de tête marche fièrement sans se retourner, un petit mur me cache celle de queue, c’est le moment attendu. TRASSY m’arrache mon calot, avec quelques difficultés, le manteau tombe. En un instant je suis métamorphosé ; sans me retourner je pars vers mon destin, vers la France, vers la liberté.           
Le temps est splendide, dans le ciel, un petit croissant de lune brille encore, un léger vent d’ouest me fouette le visage, je me sens léger, le coeur gai. Le départ s’est bien effectué, il s’agit maintenant de quitter Castrop-Rouxel le plus rapidement possible pour mettre de la  distance entre mes gardiens et moi. Dans une demi-heure l’alerte sera donnée.           
Tout en marchant rapidement, je me représente la scène qui va se passer à l’arrivée de la colonne au chantier. On comptera une fois, deux fois, on fouillera dans toutes les directions et ils finiront, après avoir fait un appel nominatif, par se rendre à l’évidence. Alors, ils préviendront le rouquin. Je voudrais voir la rage de cette grande brute quand il saura qu’il a été roulé.             
Ma serviette sous le bras, je marche, marche. Je suis sorti de la ville et maintenant, dans la campagne, sur une route où il y a encore du verglas, je me hâte. Pour midi, je voudrais être à Essen. Le soleil s’est levé et commence à chauffer. Ah ! ce premier soleil de printemps, qu’il est bon. Le temps passe, voici Bochum. 17 km encore à faire, je marche vite, trop peut-être, et la fatigue commence à se faire sentir. Il fait chaud maintenant et, sur cette immense route droite, j’ai peur de paraître suspect. Pas d’endroit pour s’arrêter, faire cette fameuse halte horaire, indispensable aux “biffins”. J’ai soif, mes pieds me font mal ; tant pis, il faut aller de l’avant.           
Un moment, en me regardant, je tremble : mon déguisement me parait vraiment trop grossier, le KG F qui se trouvait sur le dos de ma  canadienne, a-t-il entièrement disparu sous la teinture et ne vais-je pas être interrogé et arrêté ? Mais non, personne ne me regarde, je semble passer inaperçu, mes craintes se calment et tout mon esprit se fixe sur l’objectif à atteindre.           
Voici enfin les premières maisons d’Essen, un tram passe à côté de moi, s’arrête ; j’hésite, je sais qu’en le prenant, je gagnerai une heure. Allons, du cran, j’en ai déjà manqué tout à l’heure, en ne prenant pas une bicyclette sur le bord de la route. Tant pis, “à Dieu vat”, je m’installe dans le tram, le receveur s’approche, “Essen, bitte”, dis-je un peu tremblant. Alerte, il baragouine quelque chose que je ne comprends pas. Sans doute demande-t-il la station, je risque le va-tout et, dans un charabia indescriptible, je lui explique que je suis travailleur civil ; mon coeur bat vite. Soulagement, il sourit, me donne un billet et s’en va. Ouf !         
Les maisons des faubourgs défilent maintenant rapidement devant moi. Que c’est bon d’être assis, de ne plus avoir à se servir de ses pieds ! Enfin voici Essen et sa gare, il est juste midi, je n’ai donc pas une minute de retard sur mon horaire. Dans le hall de la gare, où je me suis faufilé à travers moult soldats et civils, un grand tableau m’annonce que, dans quelques minutes, un train part en direction de Duisbourg. Je m’approche du guichet et de la façon la plus brève possible, je demande mon billet ; je tremble un peu. Le receveur ne lève même pas les yeux et me tend l’objet tant désiré. Toujours sans me regarder, il me tend la monnaie ; car, pour éviter tout ennui et pour avoir à parler le moins possible, chaque fois que j’ai à payer, je tends un billet. Je préfère avoir de la monnaie sur moi plutôt que d’avoir à poser des questions qui me trahiraient.         
Je passe sur le quai et, sans peine, je trouve le train. Dans le compartiment où je suis monté, deux gros Allemands somnolent dans leurs coins et ne m’observent même pas. Pas plus que moi ils n’ont envie de parler : dans ce pays on se méfie tellement les uns des autres. Maintenant, le train roule et les maisons de Duisbourg ne tardent pas à défiler. Dire que je m’étais fixé cette ville comme première étape et que j’ai devant moi une bonne partie de la soirée.         
La gare de Duisbourg, une gare immense avec des passages souterrains, des salles de pas-perdus en nombre respectable. Mon prochain objectif est donc maintenant Krefeld. Pendant quelques instants, j’erre en quête d’indicateurs. En voici un, rapidement je note l’heure, le numéro du train et vais prendre mon billet. Comme à Essen, l’opération se déroule au mieux. J’ai soif, une envie terrible de boire de la bière me prend, j’hésite, me dirige timidement vers la buvette. Elle est pleine à craquer, je me retire et, comme l’heure du train approche, je prends la direction du quai et, non sans remarquer qu’il y a peu de monde pour le train, j’attends avec impatience le moment où je pourrai me mettre à l’abri et au chaud car le petit vent d’est qui souffle depuis le matin me transperce les os. L’heure du train arrive, passe, toujours rien, je m’inquiète, Le train Berlin-Paris passe devant moi, mon coeur bondit à la vue du mot Paris. Y arriverai-je moi aussi ? Au bout de 20 minutes, je perds patience et redescends consulter un indicateur. Aurais-je mal lu la première fois ? Je fouille, je cherche. Non, j’ai bien lu, que faire ? Je regarde de nouveau, c’est un indicateur de 1941 que j’ai consulté ! Un soupir de soulagement sort de mes lèvres en voyant que dans une heure, un train pourra m’emmener à Krefeld.         
Mais, une heure, c’est long, surtout quand on n’a pas la conscience très tranquille. A rester ainsi sur le quai, je dois paraître suspect, aussi je me décide à entrer dans la buvette et, aussi naturellement, que possible, je demande “beer bitte”. L’heure passe lentement, enfin voici le train et je ne tarde pas à faire route vers Krefeld. Tout le long de la route, ce n’est que faubourg, usines. Quelles belles cibles pour les avions et pourtant, on ne voit aucune trace de bombardement. Voici toute la série des Krefeld : ouest, est… A tout hasard, je descends à la première, espérant trouver une correspondance avec Kempen, hélas, rien.         
Je comprends alors que les difficultés vont commencer. Il est maintenant 17 heures. Arriverai-je à atteindre Kempen pour la nuit ? La sacoche sous le bras, traînant les pieds qui sont couverts d’ampoules, “j’attaque” la traversée de Krefeld. Pendant 1 heure 30 je marche dans une foule compacte, rencontrant tantôt des policiers, parfois des prisonniers qui regagnent leur kommando.
Pauvres malheureux, la langue me démange lorsque je passe à côté d’eux. Si près de la frontière, que font-ils ? Vont-ils rester toute leur vie les esclaves des boches ? La vue de ces malheureux m’aiguise, plus que jamais, je veux réussir.       
Je n’en peux plus, je me trompe de route, je marche, marche, l’ouest m’attire. Tant bien que mal, grâce au soleil couchant, je retrouve ma route. A cette heure, les ouvriers sortent des usines, je me faufile au milieu d’eux et saute dans un train en direction de Saint Louis. Si j’atteins cette ville, j’aurai gagné encore 7 km. Sur la plate-forme du train où je suis tassé entre 5 ou  6 gros Allemands, je vois les dernières maisons de Krefeld qui disparaissent, et maintenant c’est la campagne, une campagne triste, plate où de place en place, on aperçoit encore de la neige.       
Voici Saint Louis, personne ne m’a donné de billet, j’essaie de marcher mais, hélas, mes membres refusent tout effort, je n’en peux plus. Je n’ai qu’une solution : entrer dans un bistrot et m’y reposer. “Heil Hitler, beer bitte”, comment n’ai-je pas été arrêté à ce moment ? C’est un miracle, je devais avoir un aspect lamentable. Encore un nouveau pot de bière et, ramassant toutes mes forces, je me remets en route. Il fait déjà presque nuit, le vent d’est a forci et malgré ma canadienne, je tremble de froid. Je ne pourrais jamais atteindre Kempen pour la nuit. Il faut que je cherche un gîte. Je marche dans une région désespérément plate, rien à l’horizon, pas de haies, des fermes ici et là, des postes de DCA un peu partout.           
Il fait nuit et je n’ai encore rien trouvé. Sur la route un soldat me croise, un “posten” sans doute, mon coeur bat vite car il me dévisage et je sens qu’il se retourne, est-ce pour m’arrêter ? Je me crois perdu, non, ce n’est que pour allumer une cigarette, ouf !           
Le problème du logement n’en est pas moins critique. Enfin, voici sur le bord de la route un silo de betteraves, je m’en approche. Mais un civil qui passe à côté de moi à ce moment me trouve suspect, il s’arrête pour me dévisager. Ne perdant pas mon sang-froid, pour dérouter l’intrus, je fais semblant de satisfaire mes besoins… Cette attitude le satisfait et il reprend la route, non sans se retourner plusieurs fois pour voir ce que je fais. Évidemment, je fais semblant de me remettre en route et dès qu’il a disparu à l’horizon, je regagne mon silo. Au milieu des betteraves et de la paille, je me glisse et, après avoir essayé de manger, en vain d’ailleurs, je tente de me reposer.             
La nuit est superbe, un violent vent d’est a chassé les nuages, je grelotte, à chaque coup de vent, les bottes de paille qui m’abritent sont renversées par le vent, et voilà qu’au milieu de la nuit, les sirènes se mettent à hurler et la DCA se déchaîne. Dans le ciel balayé par de nombreux projecteurs, on entend le ronronnement des avions. Cette nuit me semble interminable. Après l’alerte, un nouvel incident vient me sortir d’un début de sommeil.
Un coup de vent plus fort que les autres a ébranlé le silo de betteraves et l’une d’elles est venue rouler sur mon nez. Je saigne, pas d’eau pour me nettoyer, tout est glacé autour de moi.
(A suivre ….)