Person Vihan Kerven

Un rite satanique dans le Yeun de Quéménéven

Dans mon enfance, il circulait du côté de Saint Albain une légende locale de personnes qui, il y a longtemps, avaient fait un pacte avec le Diable pour avoir toujours une bonne pièce de monnaie dans la poche à tout moment. Mais l’affaire n’aurait pas fonctionné et aurait pu avoir de graves conséquences. Avec le temps, les détails de cette étrange histoire se perdaient et je sentais comme une certaine gène chez mes informateurs qui furent ma grand mère Marie-Jeanne Le Noac’h de Keryacob et mon oncle René Hascoët, son fils, lorsque j’évoquais cette très étrange affaire. La voici donc relatée ci-dessous avec plus de détail que j’expliquerai et préciserai en suite.

A cette époque-là, il existait pas loin du hameau de saint Albin un personnage étrange dont la plupart avaient oublié le vrai nom et que l’on connaissait surtout sous le surnom de « Person Vihan Kerven » (Le petit prêtre de Kerven). Cela venait d’une part du fait qu’il vivait au dit lieu de Kerven en Plogonnec et que d’autre part il avait été auparavant prêtre. Ce Monsieur avait sans doute un passé assez lourd pour avoir dû abandonner la prêtrise. Il vivait seul et retiré dans la ferme de Kerven qui est assez centrale de Plogonnec. Il avait beaucoup de livres, dont certains qu’il lisait à l’endroit pour prier Dieu, et à l’envers pour appeler le Diable ! De ce fait il était craint dans le pays et on préférait l’éviter si on le croisait.

Un jour donc, sans doute après une messe de dimanche à laquelle il n’assistait pas par principe, « Person Vihan Kerven » avisa un groupe de jeunes hommes du quartier. C’étaient des fils de bonnes familles bien installées qui s’ennuyaient un peu de leur jeunesse. Il vint vers eux, et malgré leur réticence apparente, il les aborda et leur dit : « Cela vous intéresserait-il d’avoir toujours en poche une grosse pièce de monnaie à tout moment ? » Aussitôt la question les intéresse, car si l’on est fils de bonne famille, l’on n’est pas forcément immédiatement argenté, les parents se conservant la monnaie pour l’exploitation. Nos jeunes qui souhaiteraient pouvoir aller faire la fête manquent de liquidité.

La proposition est opportune. Une discussion s’amorce entre eux et notre petit recteur qui a en plus à quelques pièces dans sa poche. Quelles sont les conditions requises à cet effet ? « Person Vihan Kerven » leur explique alors que la base de ce procédé relève du Diable. Moyennant la vente d’une âme au Diable, celui-ci garanti au vendeur et à ceux qui l’amèneraient de disposer en permanence en poche d’une grosse pièce de monnaie de la valeur de celles qu’ils miseraient au moment de la vente !!!

Voilà donc quelque chose de bien complexe et de très subtile qui mérite un certain délai de réflexion. Comme nous sommes à Plogonnec, un avis immédiat ne saurait être envisageable (hamzer-zo) et la question touchant à l’essentiel de la Religion il faut être plus que prudent. Il est convenu de se revoir à une autre date.

Entre temps, nos jeunes se retrouvent en semaine pour mieux creuser le projet. Le but est très tentant, mais la condition de base, vendre son âme au Diable, n’est pas si simple. Personne parmi eux ne veut vraiment vendre son âme au Diable ! C’est en suite le passeport assuré pour l’Enfer éternel ! Après avoir tourné le problème dans tous les sens, l’un d’eux a une idée géniale : ils ne seront pas les vendeurs mais les miseurs. Il leur suffit simplement de trouver un vendeur qui sera sans scrupule au regard de la Religion, où qui n’aura rien comprit sur le fonds.

Pour les sans scrupules, ils n’en connaissent pas vraiment, mais pour ce qui est de celui qui ne comprend rien, il y a bien un autre fils de bonne famille du secteur que la nature n’a pas trop avantagé de ce côté. L’on pourrait donc aller le voir pour le convaincre, et en plus il en bénéficierait si cela marche.

La fine équipe s’en va donc chez l’intéressé pour le solliciter. C’est laborieux, car d’une part cela ne saurait se traiter en public, et d’autre part il ne comprend vraiment rien. A la longue, et pour faire plaisir à ses solliciteurs, il accepte.

Nos jeunes reprennent contact avec « Person Vihan Kerven » et une date est arrêtée à la prochaine pleine lune. Rendez-vous leur est donné à minuit devant la grande porte de l’église de Notre Dame de Kergoat, en Quéménéven. Là, un mendiant leur indiquera le lieu de rencontre définitif. Entre-temps, ce soir là, depuis l’instant de leur départ individuel ils devront injurier tous les symboles de la foi qu’ils croiseront et se feront connaître au point de rencontre en tapant de leur derrière contre la grande porte de Notre Dame de Kergoat.

Au soir convenu, chacun se met en chemin et se laisse à cracher sur les statues de la Vierge au dessus des portes d’entrées des maisons et à pisser sur les calvaires du parcours. Vers le minuit, chacun arrive à Kergoat et va taper de son cul contre la porte… Le mendiant est là. On le réveil et il leur indique qu’ils sont attendus dans le yeun au nord de l’église, à la source du Steir Pen-Odet.

Notre fine équipe s’aventure dans ce secteur glauque.

Au bout d’un moment ils aperçoivent de loin comme une petite lumière. Enfin arrivé près de cette lumière ils y retrouvent « Person Vihan Kerven ». Immédiatement celui-ci leur commande le silence : le Diable n’est pas loin et avec lui ont ne peut jamais prévoir. Notre petit recteur les dévisage et s’attarde sur le nouveau qui est aussi le vendeur. Il l’interroge sur son souhait de vendre son âme, puis il se retire derrière un épais fourré. Là, il se fait un premier tumulte qui affole la fine équipe.

Sur cet entre fait, le petit recteur reparait, suant à grosses goutes : le Diable n’est pas très contant, il doute de leur intention et exige de voir les mises. Le petit recteur sort donc un mouchoir où chacun s’empresse de déposer sa mise d’or, il le referme et s’en retourne dans le fourré. Il s’en suit un second tumulte.

Puis il revient tout apeuré et dit : « le Diable veut que le vendeur se présente et se fasse connaître». Le vendeur se lève donc, tout tremblant, et ose à peine marmonner qui il est et de quelle ferme il vient. Entre temps le petit recteur est retourné au fourré. Il se fait entre temps un troisième tumulte.

Le petit recteur bondit alors hors du buisson en leur criant « fuyez, fuyez, fuyez, le Diable est en colère / e mez, e mez, e mez, droug zo b’an diaoul «. « Et faites des ronds autour de vous avec votre pen-baz pour vous protéger jusqu’à Kergoat ». Et nos trafiquants pris de panique et de terreur de s’exécuter péniblement car, si le cercle magique peut protéger, il n’est pas évident à faire dans un marais, d’ou une progression plus que lente. Entre temps, le petit recteur s’enfuit discrètement de la place avec l’argent et s’en retourne au grand galop vers Kerven.

Au petit matin, notre fine équipe atteint tout juste Kergoat, et chacun s’en va chez lui, honteux et tremblant, et soulagé de ses pièces d’or.

Toutefois, nos miseurs n’en restent pas là. Entre temps ils retrouvent un autre dimanche notre petit recteur et lui demandent des comptes. Sans se démonter celui-ci leur explique qu’ils ont eu de la chance et que c’est grâce à lui qu’ils sont encore là. Certes, ils ont bien voulu vendre une âme mais en fait ils ont menti. En effet, le vendeur proposé, en plus d’être un peu simple d’esprit, s’est présenté sous sa référence sociale officielle, mais pas réelle, car, il est entre autre de rumeur public qu’il n’est pas le fils du mari de sa mère mais des œuvres d’un valet de la ferme. Il a donc menti au Diable ! Si mentir à Dieu est un péché, Dieu pardonne les péchés, et le pêcheur peut être absout et oublié. Mentir au Diable est aussi lui faire injure, mais le Diable ne pardonne pas, et le Diable n’oublie pas … Les voilà donc maintenant dans le collimateur du Diable. La situation est terrible.

Mais notre petit recteur les rassure en leur expliquant que de part ses connaissances et son expérience, il est parvenu à calmer la colère du Diable moyennant le prix des mises. Nos miseurs doivent donc s’estimer heureux de s’en tirer à si bon compte !

Dépités, notre fine équipe en reste là et se disperse.

Cette histoire insolite pourrait-être issue d’une vive imagination, mais en fait elle est vraie. Quelques incidents nous permettent de s’y retrouver.

D’abord le petit recteur de Kerven. L’on trouve aux registres municipaux des décès de Plogonnec l’acte numéro 51 qui relate en date du 10 février 1837 le décès, avec mention en marge gauche de « Monsieur Antoine Marie Le Hars, 78 ans » (un bel âge pour l’époque). Il y est mentionné comme « ex desservant de cette commune ». En fait il est mort la veille le 9 février « au lieu de Kvern ». Voici donc notre petit recteur. Ce personnage a eut tout un parcours. En 1792, il est nommé recteur de Plovan, mais en avril de cette année il est élu à la cure de Plogonnec. Pour plus de détail je vous renvoi à l’ouvrage de mon parent l’abbé Pierre Cariou sur Plogonnec « Plogonnec, terre natale » Imprimerie Régionale, 29380 Bannalec, Dépôt légal 4ème trimestre 2000. Pour cette étape, le « tonton Pierre » m’a requis. Pour résumer, Le Hars est ni plus ni moins le commissaire politique du moment, un pas très pur, mais un très dur. Côté pas très pur, un sectarisme idéologique, des mœurs de pochetron et contrariés, une cupidité avérée (sous couvert de soutenir financièrement l’effort de guerre de la République, il détourne à son profit la fonte de l’argenterie religieuse de la paroisse).

Côté dur, le petit tyran local manipule au gré des tumultes du temps. A chaque fois il trouve des prête-noms qui en même temps lui servent de tampons. A chaque fois il rebondit, et se sert au passage. Mais il finit par tomber sur un bec : un bonapartiste du nom d’Henry Claude Damey, colonel en retraite. Celui-ci a bien saisi la situation ubuesque en cours à Plogonnec. Avec l’appui du ministre Barras, Damey jette Le Hars le 10 Messidor an VIII (le 30 juin 1800) et Plogonnec retrouve la sérénité.

Le Hars se retire juste à côté, au bourg de Guengat où il tient une taverne un peu borgne … Sa relation personnelle avec son ancien vicaire Colin fait jaser … Puis c’est l’oubli, jusqu’à ce 9 février 1837. Entre temps, Le Hars a vécu sa vie jusqu’à Kerven. Le fougueux « sanglier » thermidorien (il a de son côté donné l’ordre de tirer sur le prêtre réfractaires comme sur du gibier) survie par des expédients douteux, du style de notre trafic d’âmes.

Côté religieux, le curé jureur n’a jamais fait retour au près de l’Église catholique. Il est resté dans sa vision révolutionnaire. Aucun reniement, aucun remords. Son inhumation n’apparaît pas dans les registres religieux, il est donc passé « à côté ». (J’en ai débattu avec le Chanoine Le Floc’h). Et pour sa mort, il est passé sans doute par dessus le mur du cimetière autour de l’église pour aller dans le carré des enfants mort-nés, au mieux, où alors ailleurs. A mon avis, il a du préférer le fond de son jardin.

Pour le reste, et au risque de fâcher des familles de Plogonnec, j’ai eu des informations sur les miseurs et les vendeurs, car finalement les vendeurs furent au nombre de deux, deux simples d’esprit. La fine équipe comportait un dénommé Scordia de Kerroriou ar Gore, et dix autres jeunes dont un issu de Kerfrientet, la ferme natale de la Tante Mimie Rividic, épouse de mon oncle René Hascoët, d’où l’agacement de la grand-mère quant à l’évocation de cette histoire. En bref, la famille était parente de certains acteurs de cette opération.

André BOZEC, le 07 mai 2010.